CHAPITRE 31

 

C’était comme un délire.

Je me souviens avoir lu qu’un bon pourcentage des archéologues était devenu fou quand on avait trouvé les premiers mausolées enfouis, qu’on avait ensuite qualifiés de villes. L’effondrement mental était un des risques du métier, à l’époque. Quelques-uns des plus fins esprits du siècle avaient été sacrifiés dans l’étude de la civilisation martienne. Non pas brisés et réduits à la folie furieuse, comme les antihéros archétypiques des expérias d’horreur finissent toujours. Juste émoussés. Usés, les esprits les plus affûtés plongés dans le vague le plus total, un peu indifférents, un peu flous. Ils sont partis comme ça, par dizaines. Abrasion psychologique au contact constant des restes d’esprits inhumains. La Guilde les avait fait défiler comme des lames chirurgicales écrasées contre une meule à affûter.

— Eh bien, j’imagine que si on peut voler…, a dit Luc Deprez en regardant la structure d’un air appréhensif.

Sa posture indiquait une confusion énervée. Je me suis dit qu’il devait avoir le même problème que moi pour repérer les éventuels points d’embuscade. Quand le conditionnement de combat est aussi profond, ne pas être capable de faire ce qu’il est censé faire le rend aussi pénible qu’un manque de nicotine. Et repérer une embuscade dans de l’architecture martienne, ce serait comme attraper un glissopode des mers de Mitcham’s Point. À mains nues.

Depuis le lourd linteau qui marquait la sortie du hangar, la structure interne du vaisseau s’ouvrait au-dessus et autour de nous comme… rien de ce que j’avais jamais pu voir. Cherchant une comparaison malgré tout, mon esprit a sorti une image de mon enfance à Newpest. Un printemps, du côté des fosses du récif de Hirata, je m’étais fait une sale peur quand le tuyau d’alimentation de mon matériel de plongée, miteux et assez vieux, s’était accroché sur une saillie de corail à quinze mètres de profondeur. Regardant l’oxygène filer par l’ouverture, dans une éruption de corpuscules argentés, je m’étais demandé un instant à quoi la tempête de bulles ressemblait, vue de l’intérieur.

Maintenant, je savais.

Ces bulles-ci étaient figées sur place, des teintes nacrées de bleu et de rose là où d’indistinctes sources de lumière luisaient sous leur surface. Mais à part cette différence de longévité, elles étaient aussi chaotiques que la réserve d’air qui m’abandonnait. Il ne semblait y avoir aucune volonté architecturale dans la façon dont elles se rejoignaient ou se fondaient. Par endroits, le lien n’était qu’un trou de quelques mètres de diamètre. Partout ailleurs, les murs incurvés s’interrompaient simplement en rencontrant une circonférence jointive. À aucun endroit, dans notre premier point d’entrée, le plafond ne descendait à moins de vingt mètres.

— Mais le sol est plat, a murmuré Sun Liping en s’agenouillant pour caresser la surface. Et ils avaient – ils ont – des générateurs grav.

— Origine des espèces, a dit Tanya Wardani d’une voix un peu envahissante dans cette cathédrale vide. Ils ont évolué dans un puits de gravité, comme nous. Le zéro G n’est pas sain à long terme, même si c’est amusant. Et quand on a de la gravité, il faut une surface plane sur laquelle poser les choses. Sens pratique. Comme le hangar, là-bas. C’est très bien de vouloir se dégourdir les ailes, mais il faut des lignes droites pour atterrir avec un vaisseau.

Nous nous sommes tous retournés vers l’espace par lequel nous venions d’entrer. Par rapport à l’endroit où nous étions, les courbes étrangères du hangar étaient presque sages. De longs murs à degrés s’évasaient comme des serpents de deux mètres d’épaisseur, étirés et pas tout à fait superposés. Les anneaux supérieurs s’écartaient à peu près sur un axe droit, comme si malgré les exigences d’un hangar d’appontage, les constructeurs de vaisseau martiens n’avaient pas pu s’empêcher d’ajouter une fioriture organique. Il n’y avait aucun danger à poser un vaisseau dans les niveaux d’atmosphère de plus en plus dense, retenue en place par un appareil dans les parois étagées. Mais à regarder sur les côtés, on avait tout de même l’impression d’entrer dans l’estomac d’une bête endormie.

Délire.

Je le sentais frôler le haut de ma vision, aspirant doucement mes yeux et me laissant une vague sensation de gonflement derrière le front. Un peu comme les virtuels cheap qu’on avait dans les arcades de jeu quand j’étais gosse, ceux où le construct ne laissait pas votre personnage regarder plus de quelques degrés au-dessus de l’horizontale, même quand c’était ce qu’il fallait pour le niveau suivant. C’était la même sensation, la promesse d’une douleur sourde derrière les yeux si on continuait à regarder ce qu’il y avait en haut. La conscience d’un espace en hauteur auquel on voudrait absolument jeter un œil.

La courbe des surfaces lumineuses autour de nous mettait le tout en porte-à-faux. Impression que tout allait basculer sur le côté d’un instant à l’autre. En fait, ç’aurait peut-être été la meilleure position pour assimiler cet environnement péniblement étranger. Que toute cette structure aberrante soit fine comme une coquille d’œuf et prête à se fendre si on faisait une erreur, et qu’elle vous laisse éclore dans le vide.

Délire.

Autant s’y faire.

La pièce n’était pas vide. Des arrangements squelettiques, comme un échafaudage, bordaient l’espace au niveau du sol. Je me rappelais les images holo d’un téléchargement que j’avais scanné dans mon enfance. Des barres de nidation martiennes, avec des Martiens virtuels perchés dessus. Ici, pourtant, l’absence de vie sur ces barres donnait à l’ensemble une maigreur étrange, qui ne soulageait en rien le malaise qui me crispait la nuque.

— On les a repliées, a murmuré Wardani en regardant vers le haut, étonnée.

Aux courbes les plus basses du mur-bulle, des machines à la fonction étrangère se tenaient sous les barres de nidation – apparemment – rangées. La plupart paraissaient pointues et agressives, mais quand l’archéologue en a frôlé une, la machine s’est contentée de murmurer pour elle-même et de réarranger certaines épines.

Raclement de plastique et gémissement aigu qui s’intensifie – armement déployé dans chaque paire de mains au creux de la pièce.

— Oh, mais c’est pas vrai, a lâché Wardani sans presque nous accorder un regard. Détendez-vous un peu. C’est une machine. Elle est en veille.

J’ai rengainé les Kalachnikovs et haussé les épaules. De l’autre côté de la pièce, Deprez a croisé mon regard et m’a souri.

— Une machine qui sert à quoi ? voulait savoir Hand.

Cette fois, l’archéologue ne s’est pas retournée.

— Je ne sais pas, a-t-elle répondu d’une voix lasse. Donnez-moi quelques jours, un labo avec tout l’équipement, et je pourrai peut-être vous le dire. Pour l’instant, je sais simplement qu’elle est en veille.

Sutjiadi s’est rapproché de quelques pas, le Sunjet toujours brandi devant lui.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que, sans cela, nous serions déjà en train de communiquer avec elle, croyez-moi. Et puis, vous voyez quelqu’un avec des ailes qui lui arrivent un mètre au-dessus de la tête mettre une machine active aussi près d’un mur incurvé ? Je vous dis que tout cet endroit est éteint et rangé.

— Maîtresse Wardani semble avoir raison, a confirmé Sun en pivotant avec l’unité d’analyse Nuhanovic sur l’avant-bras. Il y a des circuits dans les murs, mais la plupart sont inactifs.

— Il doit y avoir un poste de contrôle central, a déduit Ameli Vongsavath, les mains dans les poches en regardant les sommets au centre de la chambre. L’air est respirable. Un peu pauvre en oxygène, mais chaud. Et d’ailleurs, il faut bien chauffer tout le vaisseau.

— Systèmes d’entretien. (Tanya Wardani semblait se désintéresser des machines. Elle était revenue vers le groupe.) Beaucoup de cités martiennes sur Mars et Nkrumah, les plus enterrées, en avaient aussi.

— Après tant de temps ?

Sutjiadi ne paraissait pas rassuré. Wardani a soupiré. Elle a fait un signe du pouce vers l’entrée du hangar d’appontage.

— Ce n’est pas de la magie, capitaine. Vous avez la même chose dans la Nagini. Si nous mourons tous, elle va rester là pendant quelques siècles à attendre que quelqu’un vienne la récupérer.

— Oui, et s’il s’agit de quelqu’un qui n’a pas les bons codes, elle en fera de la bouillie. Cela ne me rassure pas, maîtresse Wardani.

— Eh bien, c’est peut-être la différence entre les Martiens et nous. Une certaine sophistication civilisée.

— Ça, et une batterie qui tient plus longtemps, ai-je plaisanté. La Nagini n’aurait jamais pu attendre autant de temps.

— Que donne la radiotransparence ? a demandé Hand.

Sun a trituré le système Nuhanovic qu’elle portait. Les parties plus grosses, sur son épaule, ont clignoté. Des symboles ont évolué dans l’air au-dessus de sa main. Elle a haussé les épaules.

— Ce n’est pas génial. Je reçois à peine la balise de navigation de la Nagini, alors qu’elle est de l’autre côté du mur. Sans doute un bouclier. Nous sommes dans une station d’appontage, et près de la coque. Je pense qu’il va falloir s’avancer un peu plus.

J’ai remarqué quelques regards alarmés dans le groupe. Deprez m’a vu, et a souri.

— Qui veut aller explorer ? a-t-il soufflé.

— Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée, a remarqué Hand.

Je me suis extrait du groupe que nous avions formé par instinct pour nous défendre. Je suis passé entre deux barres de nidation et j’ai tendu la main vers le bord de l’ouverture. Des vagues de fatigue et une légère nausée m’ont parcouru tandis que je me hissais sur mes pieds. Mais j’en étais au point où cela était prévisible, et le neurachem a tout effacé.

Le creux sous ma main était vide. Pas même de la poussière.

— Ce n’est sans doute pas une très bonne idée, ai-je convenu en me laissant retomber. Mais combien d’humains auront une telle occasion avant le millénaire prochain ? Il te faut dix heures, Sun, c’est bien ça ?

— Au max.

— Et tu penses pouvoir nous dresser une bonne carte avec ce truc ? ai-je insisté en indiquant le Nuhanovic.

— Très vraisemblablement. Après tout, c’est le meilleur logiciel d’analyse qu’on trouve. (Elle s’est inclinée rapidement devant Hand.) Systèmes intelligents Nuhanovic. On ne fait pas mieux.

Je me suis tourné vers Ameli Vongsavath.

— Et les systèmes d’armement de la Nagini sont à bloc.

La pilote a opiné.

— Avec les paramètres que je lui ai donnés, elle pourrait repousser un assaut tactique sans nous.

— Alors je pense qu’on a un billet d’entrée pour une journée au Château-Corail, ai-je conclu avec un coup d’œil à Sutjiadi. Enfin, ceux d’entre nous qui veulent venir.

En les regardant tous, j’ai vu l’idée faire son chemin. Deprez était déjà avec moi, son visage et tout son corps trahissant sa curiosité. Mais les autres se laissaient peu à peu contaminer. Partout, les têtes se penchaient en arrière pour observer l’architecture, les traits lissés par la fascination. Même Sutjiadi n’y était pas insensible. La vigilance sévère qu’il maintenait depuis que nous avions franchi les niveaux supérieurs de l’atmosphère progressive du hangar se relâchait peu à peu. La peur de l’inconnu refluait, anéantie par un sentiment plus fort, plus ancien.

La curiosité du singe. Le trait que j’avais avoué à Wardani quand nous étions arrivés sur la plage de Sauberville. L’intelligence piaillarde et sautillante de la jungle, qui escaladerait avec joie les traits ténébreux des anciennes idoles de pierre et mettrait le doigt dans leurs orbites ancestrales juste pour voir. Le désir d’obsidienne lumineux, savoir. Ce qui nous avait amenés ici, depuis les plaines herbeuses de l’Afrique centrale. Ce qui nous mènera sans doute un jour si loin qu’on y sera avant la lumière de ces anciens jours d’Afrique.

Hand s’est mis au centre, absorbé par son importance de cadre.

— Et si nous reparlions des priorités ? a-t-il dit avec prudence. Je comprends l’envie que vous avez tous de voir une partie de ce vaisseau – j’en ai tout autant envie –, mais notre souci principal serait de trouver une bonne base de transmission pour la bouée. Il faut s’en occuper avant tout le reste, et je suggère que nous le fassions tous ensemble. (Il s’est tourné vers Sutjiadi.) Après cela, nous pourrons nommer des groupes d’exploration. Capitaine ?

Sutjiadi a opiné, mais le mouvement était étrangement vague. Comme nous tous, il ne prêtait plus vraiment attention aux fréquences humaines.

 

S’il nous était resté des doutes sur le statut du vaisseau martien, quelques heures dans ces bulles d’architecture figée suffirent à les dissiper. Nous avons marché plus d’une heure dans la disposition apparemment aléatoire des pièces. À certains endroits, les passages étaient à peu près au niveau du sol, mais partout ailleurs ils étaient taillés assez haut pour que Wardani ou Sun soient forcés d’activer leur harnais antigrav pour aller jeter un œil. Jiang et Deprez ouvraient la marche ensemble, arme en main, se séparant et approchant de l’entrée de chaque nouvelle chambre avec un savoir-faire silencieux et symétrique.

Nous n’avons rien trouvé de vivant. À notre connaissance.

Les machines que nous avons découvertes nous ont ignorés, et personne ne paraissait disposé à s’en approcher assez pour obtenir une autre réaction.

À mesure que nous nous enfoncions dans le navire, nous avons commencé à dénicher des structures qui, avec un peu d’imagination, pouvaient ressembler à des couloirs – de longs espaces bulbeux avec des entrées ovoïdes à chaque extrémité. On aurait dit la même technique de construction que les bulles normales, modifiée pour l’occasion.

— Tu sais ce que c’est, ce truc ? ai-je dit à Wardani pendant que Sun sondait une nouvelle ouverture au-dessus de nous. C’est comme de l’aérogel. Comme s’ils avaient construit une armature de base, puis… (J’ai secoué la tête. Le concept refusait résolument de venir.) Je ne sais pas, vaporisé quelques kilomètres cubes de base d’aérogel ultrasolide, et attendu que ça durcisse.

Wardani a souri.

— Ouais, peut-être. Un truc comme ça. Ça mettrait leur science de la plasticité un peu en avance sur la nôtre, non ? Pouvoir modéliser et planifier de la mousse à une telle échelle…

— Peut-être pas. (J’ai saisi au vol la forme d’une idée naissante, découvrant à tâtons ses bords d’origami.) Dans l’espace, la forme spécifique n’aurait aucune importance. N’importe quel résultat serait bon. Et ensuite, il suffit de remplir l’espace obtenu avec ce dont on a besoin. Pilotes, systèmes environnementaux, tu vois, armes…

— Armes ? (Elle m’a regardé avec une expression hermétique.) Il faut vraiment que ce soit un vaisseau de guerre ?

— Non, c’était un exemple. Mais…

— Il y a quelque chose là-haut, a dit Sun via le communicateur. Une sorte d’arbre ou…

Difficile d’expliquer ce qui a suivi.

J’ai entendu venir le son.

Je savais sans aucun doute que j’allais l’entendre quelques fractions de seconde avant que le carillonnement bas émerge de la bulle que Sun explorait. Cette certitude était une sensation solide, comme un écho à rebours de la lente entropie du temps. Si c’était l’intuition diplo, elle fonctionnait à un niveau d’efficacité que je n’avais atteint que dans mes rêves.

— Brin-de-chant, a dit Wardani.

J’ai écouté les échos s’évanouir, inversant le frisson de prémonition que je venais de ressentir. Soudain, j’avais très envie d’être de nouveau de l’autre côté de la porte, face aux dangers ordinaires des systèmes de nanobes et des retombées de la mort de Sauberville.

Cerise et moutarde. Un mélange inexplicable d’odeurs qui suit le son. Jiang lève son Sunjet.

Les traits normalement immobiles de Sutjiadi se creusent.

— Qu’est-ce que c’est que cette… ?

— Brin-de-chant, ai-je répondu en me retournant comme si de rien n’était sur mon malaise rampant. Une sorte de plante domestique martienne.

J’en avais vu un, en vrai, une fois, sur Terre. Arraché à la pierre martienne où il avait poussé plusieurs siècles auparavant, et présenté comme œuvre d’art chez un riche. Il chantait toujours au moindre contact, même celui du vent, et dégageait toujours son parfum de cerise et de moutarde. Ni mort ni vivant, ni quoi que ce soit que la science humaine puisse catégoriser.

— Comment est-il fixé ? a voulu savoir Wardani.

— Il pousse dans le mur, a répondu Sun d’une voix trahissant le même émerveillement qu’avant. Comme une sorte de corail…

Wardani s’est reculée pour avoir la place de décoller et a tendu la main vers les commandes de son harnais grav. Le gémissement de l’allumage a rempli l’air.

— J’arrive.

— Un instant, maîtresse Wardani. (Hand a plané pour la rejoindre.) Sun, il y a un passage là-haut ?

— Négatif. Toute la bulle est fermée.

— Alors redescendez. (Il a levé la main pour retenir Wardani.) Nous n’avons pas le temps. Plus tard, si vous le voulez, vous pourrez revenir pendant que Sun préparera la bouée. Pour l’instant, nous devons trouver une bonne base de transmission avant quoi que ce soit d’autre.

Une expression vaguement rebelle a traversé le visage de l’archéologue, mais elle était trop fatiguée pour contester. Elle a éteint les pousseurs grav – gémissement décroissant, déception mécanique – et s’est détournée, en retenant un murmure lancé par-dessus son épaule, presque aussi faible que les cerises et la moutarde venant d’au-dessus. Elle s’est écartée du cadre de Mandrake pour aller vers la sortie. Jiang a hésité un instant, puis l’a laissée passer.

J’ai soupiré.

— Bien joué, Hand. Elle est ce que nous avons de plus proche d’un guide autochtone dans cet… (j’ai désigné ce qui nous entourait d’un geste circulaire)… endroit, et vous cherchez à la foutre en rogne. C’est dans votre doctorat d’investissement en période de conflit qu’on vous apprend ça ? Énerver les experts si vous en avez l’occasion ?

— Non, a-t-il répondu d’un ton égal. Mais on nous apprend à ne pas perdre de temps quand on va mourir.

— D’accord. (Je suis parti à la suite de Wardani, et l’ai rattrapée juste dans le couloir qui sortait de notre bulle.) Eh, attends. Wardani. Wardani, du calme, OK ? C’est un connard, on n’y peut rien.

— Putain de marchand.

— Oui, il y a ça, aussi. Mais c’est à cause de lui que nous sommes ici, quand même. Il ne faut pas sous-estimer la pulsion mercantile.

— Tu donnes dans la philosophie économique, maintenant ?

— Je… (Je me suis tu.) Écoute.

— Non, j’en ai marre de…

— Non, écoute. (J’ai levé une main et indiqué le couloir.) Ça. Tu entends ?

— Je n’entends…

Sa voix s’est éteinte quand elle a compris. Le neurachem des Impacteurs de Carrera avait fini de filtrer le son pour moi, et il n’y avait aucun doute.

Quelque part dans le couloir, quelque chose chantait.

 

Deux pièces plus loin, nous les avons trouvés. Toute une forêt de brins-de-chant bonsaïs, répartis sur le sol et le bas des murs d’une entrée de couloir rejoignant la bulle principale. Les brins paraissaient avoir traversé la structure primaire du vaisseau par le sol autour de la jonction, bien qu’il n’y ait aucun signe de dégâts sur leurs racines. Comme si le matériau de la coque s’était refermé autour d’eux. Une cicatrice. La machine la plus proche était à une dizaine de mètres, dans le couloir.

La chanson des arbres était plus proche du son d’un violon, jouée avec la lenteur infinie de monofilaments individuels passés sur la table d’harmonie, sans aucune mélodie. Le son était à peine audible, mais chaque fois qu’il s’amplifiait, je ressentais un tiraillement au creux de l’estomac.

Wardani avait couru pour me précéder dans le couloir, pendant que nous approchions. Elle était accroupie devant ces phénomènes, essoufflée mais extatique.

— C’est l’air, a-t-elle haleté. Il doit y avoir une convection depuis un autre niveau. Ils ne chantent que s’il y a contact avec leur surface.

J’ai réprimé un autre frisson involontaire.

— À ton avis, quel âge ont-ils ?

— Va savoir… (Elle s’est relevée.) Si nous étions sur un champ gravitationnel planétaire, je dirais deux ou trois mille ans, pas plus. Mais non.

Elle a reculé en secouant la tête, le menton posé dans la main, les doigts sur la bouche comme pour étouffer un commentaire trop hâtif. J’ai attendu. La main a fini par s’écarter de son visage pour faire un geste hésitant.

— Regarde les embranchements. Ils… ils ne poussent pas comme ça, d’habitude. Pas aussi tordus.

J’ai suivi le doigt qu’elle tendait. L’arbre le plus grand m’arrivait à la poitrine, ses membres de pierre noir rougeâtre, filiformes, bifurquaient à foison d’un tronc qui paraissait plus exubérant et complexe que celui que j’avais vu en pot sur Terre. Autour de celui-là, les autres arbres, plus petits, émulaient le même motif, si ce n’est que…

Le reste du groupe nous a rejoints, Deprez et Hand en tête.

— Putain, où vous étiez… ? Oh !

Le chant des arbres a passé un palier presque imperceptible. Les courants d’air provoqués par les mouvements des corps dans la pièce. J’ai eu la gorge sèche en entendant le son produit.

— Je regarde juste tout ça, si ça ne dérange pas, Hand.

— Maîtresse Wardani…

J’ai lancé au cadre un regard de mise en garde.

Deprez s’est planté derrière l’archéologue.

— Ils sont dangereux ?

— Je ne sais pas. En temps normal, non, mais…

La chose qui attirait mon attention au seuil de ma conscience a fini par émerger.

— Ils poussent les uns vers les autres. Regardez les branches des plus petits. Elles vont toutes vers le haut, vers l’extérieur. Les plus grands ont des branches dans toutes les directions.

— Ça suggère une sorte de communication. Un système autorelationnel intégré. (Sun a fait le tour des arbres, analysant avec le filtre à émissions sur son bras.) Mais, euh…

— Vous ne trouverez aucune radiation, l’a informée Wardani d’une voix rêveuse. Ils les absorbent comme des éponges. Absorption de tout sauf de la lumière à ondes rouges. D’après leur composition minérale, la surface de ces choses ne devrait pas être rouge. Elle devrait se refléter sur tout le spectre.

— Mais ce n’est pas le cas. (Hand a dit cela comme s’il comptait faire arrêter les arbres pour cette transgression.) Pourquoi cela, maîtresse Wardani ?

— Si je le savais, je serais présidente de guilde, à l’heure qu’il est. Nous en savons moins sur les brins-de-chant que sur presque tous les autres aspects de la biosphère martienne. En fait, nous ne savons même pas si on peut les inclure dans cette biosphère.

— Ils poussent, pourtant…

— Les cristaux aussi, a dit Wardani avec un rictus. Et pourtant, ils ne sont pas vivants.

— Je ne sais pas pour vous, a dit Ameli Vongsavath en contournant les brins avec le Sunjet à la main, à moitié dressé, mais moi ça me fait penser à une infestation.

— Ou de l’art, a contré Deprez. Qu’est-ce qu’on en sait ?

Vongsavath a secoué la tête.

— C’est un vaisseau, Luc. On ne met pas de l’art dans le couloir là où ça va gêner tous les gens qui y marcheront. Regarde ça. Il y en a partout.

— Et si on peut voler ?

— Ça va quand même te gêner.

— Art de collision, a plaisanté Schneider.

— Bon, ça suffit. (Hand a fait reculer le public d’un geste de la main. Quelques notes se sont élevées quand le mouvement a fait passer de nouveaux courants d’air contre les branches de pierre rouge. Le musc dans l’air s’est épaissi.) Nous n’avons pas…

— … le temps pour tout ça, a complété Wardani. Nous devons trouver une bonne base de transmission.

Schneider a éclaté de rire. Je me suis mordu la lèvre pour ne pas l’imiter, en évitant de regarder Deprez. L’autorité de Hand était en train de se faire la malle, et je n’avais pas envie de l’enfoncer encore plus. Je ne savais toujours pas ce qu’il ferait s’il craquait.

— Sun, a dit le cadre de Mandrake d’une voix plutôt égale. Vérifiez les ouvertures supérieures.

La spécialiste en systèmes a opiné et enclenché son harnais grav. Le gémissement des pousseurs a retenti, puis s’est renforcé tandis que ses semelles décollaient du sol et dérivaient vers le haut. Jiang et Deprez se sont écartés, les Sunjet prêts à la couvrir.

— Pas de passage par ici, a-t-elle lancé depuis la première ouverture.

J’ai entendu le changement, et mes yeux sont revenus d’un coup aux brins-de-chant. Wardani était la seule à me regarder, et elle a vu mon visage. Derrière le dos de Hand, sa bouche a articulé une question silencieuse. J’ai désigné les arbres du menton, puis porté ma main en entonnoir à mon oreille.

Écoute.

Wardani s’est approchée, puis a secoué la tête.

Sifflement.

— Ce n’est pas poss…

Mais si.

Le doux son de violon maltraité se modulait. Il réagissait au courant d’air constant généré par les pousseurs grav. Ça, ou le champ grav lui-même. Se modulait et, très faiblement, se renforçait.

Se réveillait.

Anges Déchus
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